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Le Verso des images, une histoire de Louis Braille

© Agathe Pommerat

Conception, écriture et mise en scène Pascale Nandillon et Frédéric Tétart, Atelier Hors Champ (Le Mans), à L’Échangeur de Bagnolet.

« – Qu’est-ce que tu fais, Louis ? – Je dessine ! – Qu’est-ce que tu dessines ? – Je dessine la neige… » L’enfant vient d’étaler sa peinture noire sur une grande feuille, il vit dans le noir depuis qu’il s’est blessé avec un poinçon dans l’atelier de son père, bourrelier, où il s’est faufilé pour jouer comme il le faisait souvent. Il a cinq ans et malgré les soins prodigués l’infection a gagné l’autre œil. A comme accident.

Librement inspiré de l’histoire de Louis Braille (1809-1852) le spectacle dessine son parcours, de l’enfance assombrie par des yeux pleins de brume, à ses nombreuses années passées à Paris à l’Institut pour non-voyants, comme élève d’abord, puis comme professeur. On le suit dans sa détermination absolue, la recherche d’une technique pour construire un alphabet. Louis a cette passion des livres, pour lui territoires inconnus, et l’obsession d’en éditer pour ouvrir le savoir et la connaissance à tous les non-voyants.

© Agathe Pommerat

Petit, il écoute les bruits de l’école par la fenêtre. En 1815 on ne va pas à l’école quand on a un handicap, pourquoi apprendre ? Pourtant, à force de persuasion, il finit par s’y faire admettre et s’y révèle brillant. Il va plus vite que les autres, mais quand le maître dit : « Prenez vos livres » son cœur se serre. Dans la cour, dans la classe, il entend la carte du monde. « Je veux lire et apprendre tout seul » se dit-il résolument. B comme Bord, exister à la lisière : « où vont les chemins ? » se demande-t-il. L’enfant est réceptif à tout par l’écoute et le toucher, et retient tout, le spectacle le montre magnifiquement. C’est une actrice, remarquable de simplicité et de poésie, qui interprète le rôle de Louis (Aglaé Bondon), écoute les oiseaux, la craie sur le tableau, le tic-tac de la pendule, l’écho dans le puits, qui regarde la mathématique de la nappe brodée, qui joue du violon et qui fait passer avec finesse toutes les perceptions et sensations reçues par Louis enfant et plus tard adulte, comme des électrochocs.

À dix ans Louis convainc ses parents de le laisser partir à Paris dans une école spécialisée pour non-voyants dont il a entendu parler. « Le village est trop petit pour toi, sois fort, tu es courageux ! » lui dit sa mère, interprétée par l’excellente Sophie Pernette qui est aussi la narratrice puis le directeur de l’Institution royale des jeunes aveugles, fondée par Valentin Haüy où Louis arrive seul en 1819. La Seine a gelé, la visite de l’institution avec le médecin-directeur est tout aussi glaciale : remise de l’uniforme, visite éclair des ateliers – il faut apprendre un métier, de la chapelle – on est tenu d’assister aux offices. « Ils me regardent tous » dit-il – quatre-vingt-dix élèves de sept à seize ans. On ne lui montre pas la bibliothèque et le dortoir, pour peu qu’on réussisse à trouver son lit après un parcours labyrinthe, ouvre sur des nuits de cauchemar. Louis pourtant prend ses repères et noue des amitiés avec les enfants de l’institution. « Est-ce que les bruits gèlent ? » s’interroge -t-il.

© Agathe Pommerat

Un jour, derrière une porte repérée, il atteint la bibliothèque. On y trouve quelques livres pour non-voyants sur lesquels sont collées des lettres en relief, livres qui pèsent plusieurs kilos. L’obsession de Louis est désormais de lire ce qui est écrit et d’écrire ce qu’il a dans la tête, dans un livre des métamorphoses et pour que les livres ne soient plus jamais blancs comme la neige. « Le livre que tu écriras… » et sa vie se tend comme un arc à la recherche exclusive de cet alphabet rêvé. Il repasse dans sa tête les systèmes d’écriture et langues magiques qui ont traversé le temps : les hiéroglyphes et leur décryptage par Champollion à partir de la pierre de Rosette trouvée dans le delta du Nil, en 1822 ; le morse ensuite, suivi du télégraphe qui donna l’accès au savoir pour tous, puis l’écriture de nuit, première méthode tactile, inventée vers 1815 par Charles Barbier de la Serre. C’est à partir de là qu’il commence à travailler au stylet en faisant des points dans un carton et les aménageant pour construire un alphabet qu’on suit du bout des doigts. Le système de Barbier travaillait avec douze points, Louis en invente un à six points et construit vingt-six combinaisons, soit vingt-six lettres. « Voici mon alphabet ! » dit-il mais au début personne ne s’y intéresse : « je suis invisible constate-t-il, nous sommes invisibles. » La nuit, tous les enfants se mettent secrètement au travail pour écrire des partitions et des livres, selon sa méthode. « On écrit comme on entend et tout le monde cherche. » Et quand l’Institut recherche de l’argent, le directeur ordonne aux enfants de lire devant son cercle de donateurs, plein de condescendance. Le violon de Louis/l’actrice grince et se met en colère, dans une véritable danse du diable.

À dix-neuf ans Louis rafle tous les premiers prix, fait du piano, du violoncelle, il est grand organiste à l’église Saint-Nicolas des Champs et travaille à la transcription de partitions. Son environnement est sonore, entre métronome, cloches et instruments de musique. Il enseigne avec douceur dans cette institution peu douce pour non-voyants qui va jusqu’à brûler les livres écrits selon sa méthode alors qu’il est rentré chez lui quelque temps soigner une tuberculose. « Ce n’est pas la première fois qu’une bibliothèque brûle ! » dit-il avec philosophie devant cet autodafé, avant de se remettre au travail avec les élèves, à son retour. Le 22 février 1818, une petite fille lit pour la première fois un poème en braille et c’est pour tous le signe et l’expression de la liberté.

Sur le tableau noir, il y a des nuages rouges, il y a un ciel, des bateaux… L comme Livre, M comme Musique, O d’Opposition, P de percevoir. Le spectacle décline son alphabet avec une grande intelligence et finesse. La scénographie se compose de structures mobiles qui modulent un espace intemporel et servent d’écran où s’affichent écritures et couleurs. Ce que ne voit pas Louis le public le voit, les jeux d’ombre et de lumière alternent et la sculpture qu’on lui demande de toucher l’émeut particulièrement : « La sculpture, c’est vous ! » Elle fait pour lui fonction de miroir.

© Agathe Pommerat

Pascale Nandillon et Frédéric Tétart ont fondé L’Atelier Hors Champ en 2001 et mêlent des matériaux fictionnels et documentaires, comme ils l’avaient fait avec Annette (oratorio) d’après les écrits d’Annette Libotte, internée à plusieurs reprises (cf. notre article  du 25 janvier 2019). Ils ont fait ici, avec Le Verso des images, un remarquable travail de recherche sur l’histoire de Louis Braille, un travail d’observation et d’interviews avec les non-voyants, et ont écrit un texte sensible et puissant qu’ils ont superbement mis en espace et en son pour les non-voyants, en images pour ceux qui ont la chance de voir. Les deux actrices, Aglaé Bondon et Sophie Pernette habitent l’histoire et rendent poétique ce qui en soi ne l’est pas et nous mènent dans la détermination, le combat, l’engagement et la résistance de Louis Braille – qui fut enterré en 1852 au Panthéon.

Le spectacle est aussi un dialogue qui s’est construit tout au long de la création et autour des représentations, en initiant des rencontres et des ateliers croisés entre voyants et non-voyants ; c’est une composition sonore, musicale et immersive pour les non-voyants en même temps qu’une composition sonore et visuelle pour les voyants ; c’est un récit poignant et un spectacle, rare.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2023

Avec : Aglaé Bondon et Sophie Pernette – assistanat mise en scène Saul Marais – collaboration artistique Serge Cartellier – création et régie lumière, régie générale Soraya Sanhaji – création sonore et vidéo Frédéric Tétart – stagiaire son Théophile Rey – construction décors François Fauvel et Frédéric Tétart – chargée de diffusion Bureau Rustine, Jean-Luc Weinich – spectacle tout public et jeune public à partir de 9 ans, pour voyants et non-voyants.

Mercredi 19 avril 2023, à 14h30 – jeudi 20 avril à 10h30 et 14h30 – vendredi 21 avril 2023 à 14h30 – samedi 22 avril à 14h30, à L’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue de Général de Gaulle 93170 Bagnolet – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org et www.atelierhorschamp.org – tél. : 01 43 62 71 20. Le Verso des images a été créé au Théâtre Les Quinconces et L’Estal/scène nationale, Le Mans, à l’automne 2022.

Annette (oratorio)

© Nima Yeganefar

Oratorio pour deux voix et un musicien – d’après les écrits de Annette Libotte – conception, réalisation, scénographie Pascale Nandillon et Frédéric Tétart – Atelier hors champ, à La Commune/Centre dramatique national d’Aubervilliers, hors les murs.

Annette Libotte fut internée à deux reprises, à sa demande, au Centre neuro-psychiatrique de Schaerbeek, en Belgique : en 1934, puis en 1939. Née en 1890, elle s’était mariée jeune et son mari, porté disparu lors de la guerre de 14/18, n’était pas revenu. Pendant son hospitalisation, entre 1941 et 1942, Annette Libotte noircit deux petits carnets dans une langue bien singulière. Ses écrits sont conservés au Musée d’art brut de Lausanne qui les a prêtés pour permettre ce travail. Ils font partie de la collection d’Art brut initiée par Jean Dubuffet. Anne Beyers dans les années 70 en fit une retranscription intégrale. C’est à partir de ce matériau que Pascale Nandillon et Frédéric Tétart ont imaginé cet Annette (oratorio).

Un plateau ouvert, plongé dans l’obscurité. Deux femmes, assises, face au public, dans le silence et la concentration. Le temps est suspendu. Côté jardin, un musicien entouré de ses instruments : un saxophone, un violoncelle posé sur une table, des percussions, un ordinateur. Au sol, des tapis de type caoutchouc, avec quelques traces.

Commence le texte de l’une, puis celui de l’autre qui est aussi l’une, une note stridente de l’autre qui est aussi l’une. La concentration est extrême et Je est aussi Elle… « Ce qui me constitue… » Le vocal croise le violoncelle. « Mon stylo suit les nuages » dit-elle. Écrire… Boîte aux lettres… Paje d’écriture. Des bribes de mots nous parviennent, certains s’inscrivent sur écran comme sur un tableau noir, en version originale, intraduisibles. L’écriture, orale et brute, s’écrit phonétiquement ou ne s’écrit pas, comme certaines langues africaines. Elle est image et extraordinairement poétique dans sa déconstruction, ses syllabes désarticulées, ses rythmes syncopés. Les propos sont décousus en même temps que logiques et le ludique côtoie le tragique. Annette Libotte coud beaucoup et rapporte le quotidien de la vie. On l’entend raccommoder, décrire les trous et les mailles. « La couture doit être en rapport… » Elle y ajoute des chiffres, le chiffre 5 a sa prédilection. On suit ses calendriers, ses jeux de carte, « pique et noir », son récit sur l’eau « l’eau claire notre corps en a besoin », la beauté, les déformations. « Inutile de subir les souffrances ». Noir total à un moment, suspension du spectateur pour traduire le blanc de sa pensée peut-être ou de la mémoire.

Les textes sont en duo, en canon, se superposent, se croisent, se disent et s’écoutent, s’annulent, sorte de voix intérieures. Les sons musicaux les accompagnent avec la même sensibilité fine, proposent, suggèrent. Les cahiers donnent une sorte de chronologie par l’annonce de certaines dates. L’une se lève, s’approche d’un guéridon posé à l’avant-scène, côté cour, prend un verre d’eau. Parfois survient une crise accompagnée d’un aigu, instant d’angoisse et de panique. Des stridences accompagnent ces moments de bascule. Partir. Revenir. « Là-bas dans le vent qui fait rage ».  On entend le mot suicide. S’en aller. « Tu viens… » dit-elle à l’autre qui l’habite « pour ne plus être mélangée. » Déclarations, massacre des innocents.

Les actrices-chanteuses travaillent dans une absolue économie de gestes. Leur force est dans l’intensité de leur présence. Par elles, Annette Libotte devient une déesse et son expression s’appelle création. La fin du spectacle est un adieu à la guérison, « Je deviens méconnaissable. » La lueur d’une allumette éclaire son visage. Annette Libotte parle en Je.  « Ce que je suis », « La parure que je préfère. » Avec compulsion, entre rituel et silence, elle prépare son au-delà : « Je suis sur la rive et je regarde voler les oiseaux. »

Annette Libotte fait penser à ceux qui, par leur chemin de Damas ont transcendé l’aliénation en œuvre d’art, Camille Claudel ou Antonin Artaud en tête, mais aussi tous les anonymes qui, par le dessin autant que par les mots, ont construit leur liberté, leur dignité. Comme si l’art avait redonné sens à leur vie. « La vraie création ne prend pas souci d’être ou de n’être pas de l’art » disait Jean Dubuffet qui a inventé le concept d’art brut, en 1945. Annette (oratorio) approche cette forme fragile de l’écriture pour en faire un spectacle, rare, tant dans sa conception que dans sa réalisation. On ne peut que féliciter ceux qui y ont contribué : Pascale Nandillon et Frédéric Tétart, maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre, avec Sophie Pernette pour la voix et Juliette de Massy pour le chant, équipe dont nous avions repéré l’exigence des choix et du travail dans un précédent spectacle intitulé Les Vagues, d’après Virginia Woolf (cf. notre article du 10 mars 2016). L’Atelier Hors champ, qui travaille sur les lisières, est à suivre de près.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2019

Avec Sophie Pernette (voix), Juliette de Massy (chant), Frédéric Tétart (musique) – création lumière Soraya Sanhaji – costumes Odile Crétault –  création logicielle Sébastien Rouiller

Du 25 au 30 janvier 2019, La Commune/Centre dramatique national d’Aubervilliers, hors les murs Salle des 4 Chemins, 41 rue de Lécuyer, Aubervilliers – Mardi et mercredi à 19h30, vendredi à 20h30, samedi et dimanche à 16h – En tournée : 8 février, Grand Théâtre de Calais – 10 et 11 mai, Théâtre des Quinconces/L’Espal-scène nationale du Mans – automne 2019, Le Lieu Unique/scène nationale de Nantes.